«Accroche ta vie à une étoile!»

Sagesses

Noël, fête de l’incarnation du Verbe par l’Esprit dans l’humain et le cosmos, c’est aussi la marche des mages qui suivent l’étoile qu’ils ont vu se lever à l’Orient. Un appel à accrocher sa vie à une étoile, c’est-à-dire à retrouver son Orient dans ces temps de désorientation, à se laisser guider par l’Essentiel qui gît au fond de notre cœur. Un chemin tendu entre la lucidité et l’espérance, qui va de commencement en commencement.

Van Gogh, Nuit étoilée

«Accroche ta vie à une étoile!» Je trouve cette parole très inspirante. Pour plusieurs raisons. D’abord pour sa puissance symbolique, sa richesse de sens. L’étoile, c’est une réalité cosmique, visible, l’astre qu’on peut observer dans le ciel avec ses yeux de chair. Mais c’est aussi, plus subtil, une source de lumière, impalpable, que l’on peut appréhender avec notre intelligence. C’est enfin, encore plus subtil, le signe d’une réalité spirituelle, invisible, dont on peut faire l’expérience avec l’œil du cœur.

L’étoile, c’est tout cela à la fois. Sa grande vertu est justement de nous rappeler que, dans tout ce que nous avons à vivre, il y a différents niveaux de réalité auxquels correspondent différents modes de connaissance, avec leurs champs énergétiques et leurs significations propres. L’essentiel, et c’est l’un des grands défis de la vie spirituelle, c’est de pouvoir embrasser, assumer tous ces niveaux. Cela implique de ne pas s’arrêter à la surface du réel, aux apparences, mais de tourner notre regard vers les profondeurs pour découvrir la dimension symbolique des choses. Ephrem le Syrien (IVe siècle) voyait dans le monde un «océan de symboles».

Quête de l'unité

Pourquoi symbolique? Le mot symbole vient du grec symbolon, qui signifie l’«anneau». Le symbole – et l’étoile en est un magnifique – est ce qui re-lie, ce qui unit: l’extérieur et l’intérieur, le matériel et le spirituel, la terre et le ciel, le fini et l’infini… Le symbole manifeste l’unité fondamentale du réel, ce que le philosophe Raimon Panikkar appelle la «Trinité radicale»: Dieu, l’humain et le cosmos. Radicale, parce que cette unité est à la racine même de notre être, elle est ce qui structure le réel au plan le plus profond. Cette unité est déjà là, donnée, mais elle reste à accomplir. Par l’amour et la communion.

Le symbole manifeste l’unité fondamentale du réel.

Dans cette unité, dans le regard et la voie vers cette unité – dont l’étoile est le symbole – tous les plans de notre être ont leur équivalent collectif et cosmique. On le sent bien quand on médite et quand on prie, dans ces moment de grâce où l’on est unifié intérieurement, où l’on se sent re-lié. C’est difficile à exprimer, mais tout communique: le dehors et le dedans, les énergies cosmiques, personnelles et divines. Nous ne sommes pas seulement des petits «moi» individuels, mais des microcosmes: nous portons en nous le tout, tout autant que nous en faisons partie. Cela veut dire que tout ce que nous faisons, disons ou même pensons se répercute – énergétiquement – sur les autres et le monde alentour, et inversement. Ce fut la grande découverte d’Etty Hillesum, cette extraordinaire femme juive victime de la persécution nazie: «Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n’ayons d’abord corrigé en nous.» C’est pour cela, à cause de toutes ces interdépendances, que la transformation de soi et du monde est si difficile, parfois si lente et laborieuse, mais si essentielle également.

De la lucidité…

L’un des éléments qui rend l’étoile si passionnante, c’est que, par définition, elle est entourée d’obscurité, de ténèbres. C’est le moment de la lucidité – terre-à-terre, incarné – sans lequel notre spiritualité risque d’être éthérée, notre étoile suspendue dans l’air. Ces ténèbres sont intérieures et extérieures. Elles sont intérieures par tout ce qui, en moi, fait que je ne suis pas encore «un» avec la Vie, par tout ce qui me divise – corps, âme et esprit –, par toutes ces forces cachées qui, tant qu’elles n’ont pas été nommées et travaillées, risquent de se retourner en violence contre moi et les autres. C’est saint Paul qui se lamente: «Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas» (Rm 7, 19).

Le contraire du symbolon, c’est le diabolos: ce qui divise, désunit, oppose, voile, obscurcit. Les ténèbres extérieures sont liées en particulier – il y aurait bien sûr d’autres choses à mentionner – à la violence et à la démesure du système économique croissanciste, productiviste et consumériste, qui tue la vie plutôt qu’il ne la soutient, qui défigure la création plutôt qu’il ne la transfigure, et qui – du fait de ces correspondances dont je viens de parler – parasite notre esprit, colonise notre âme et rend malade notre corps.

Georges de la Tour, Le nouveau né
© Musée des Beaux-Arts Rennes

Le paradoxe des ténèbres, ainsi que le montre en particulier la peinture de Georges de la Tour, c’est que si elles peuvent empêcher la lumière de se révéler, elles sont aussi l’occasion de son dévoilement. C’est en cela qu’il ne faut jamais désespérer. Ce paradoxe, symbolisé par l’étoile dans la nuit, est aujourd’hui à son comble. Il est à son plus haut degré d’incandescence, car nous ne sommes pas seulement dans une période de crise – écologique, économique, politique, financière – qui serait juste à traverser, mais dans une situation-carrefour qui appelle à une mutation, une métanoïa personnelle et collective. Edgar Morin parle d’une situation chaotique qui porte en elle «une possibilité de genèse d’un monde nouveau, mais tout autant une possibilité de destruction et de régression». Ce chaos nous pose une question: et nous, que voulons-nous être? A quel scénario désirons-nous contribuer? Et si nous choisissons de participer à la naissance de ce monde nouveau, qu’est-ce que cela signifie, implique? La crise est le moment du choix, du discernement.

… à l’espérance

C’est là qu’intervient le moment de l’espérance. L’étoile, c’est ce qui va nous guider, nous orienter dans ce choix, nous éclairer sur le chemin vers sa mise en œuvre. Ici, je ne peux pas ne pas penser aux rois mages, qui n’étaient pas des rois d’ailleurs, qui suivent l’étoile qu’ils ont vu se lever à l’Orient, pour aller eux – les savants de leur époque – se prosterner devant un nouveau-né couché dans une mangeoire. La lumière de l’étoile qu’ils ont vue dans le ciel les a ouverts à un autre plan de réalité et de conscience, les a fait naître à une autre lumière dont l’étoile est le symbole et dont l'enfant Jésus est la manifestation. «En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise.» (Jn 1,4-5).

Cette lumière est la lumière divine, incréée. La lumière du Logos, du Verbe créateur dont nous portons l’empreinte au plus profond de notre être. Nous lisons dans la Bible que nous sommes créés à l’image de Dieu. Cette image est l’astre, notre astre, la lumière, la flamme de Vie, le reflet du Verbe qui «illumine tout être humain venant en ce monde», comme dit saint Jean. Elle définit chacun dans sa raison d’être profonde, dans ce qui le rend unique, mais aussi dans sa finalité qui est la participation de plus en plus grande à la vie divine. Cette image peut être ignorée, oubliée, recouverte de scories, elle est indestructible. Mais elle est à réaliser, à actualiser comme un germe, une graine.

De commencement en commencement…

Cette étoile, cette lumière est donc en nous. C’est là qu’il faut aller la chercher, et pas à l’extérieur – c’est en tout cas ce que la vie m’a appris. Elle n’est pas à chercher dans une idéologie, ni dans un parti, ni dans un gourou, ni dans une ONG, et j’aurais envie de dire ni même dans une religion. Je pense souvent à cette parole de Grégoire de Nysse, père de l’Eglise du IVe siècle : «Les concepts créent des idoles de Dieu, l’émerveillement seul saisit quelque chose.» Il ne faut pas confondre l’étoile et le doigt qui l’indique, ne pas prendre le reflet pour la lumière. Si on fait cette confusion, on risque de tomber dans l’illusion. Et dans l’illusion, on peut devenir accro de ce à quoi on s’accroche.

Suivre l’étoile, c’est, comme les mages, cheminer dans la nuit.

Or, la vie spirituelle est tout l’inverse. C’est un chemin de libération, une marche vers soi-même, où l’on apprend à se mettre debout, à avancer sans béquilles, dans une libération progressive de tous les conditionnements extérieurs, de tout ce à quoi l’ego tend à s’identifier – tout ce fatras de pouvoir, d’avoir et de mémoire qui fait obstacle à la manifestation de l’étoile, de sa lumière. Suivre l’étoile, pour moi, c’est, comme les mages, cheminer dans la nuit. Car – nouveau paradoxe, mais toute la vie spirituelle est paradoxale – c’est en reconnaissant mes ténèbres, en les nommant et les traversant, que je peux libérer la lumière dont elles sont le voile et lui permettre de se manifester.

Cette traversée et cet apprentissage sont tout sauf faciles. C’est un chemin d’amour, d’humilité, de patience, qui va – merci encore, Grégoire de Nysse – de commencement en commencement, par des commencements toujours recommencés. Quand on leur demandait de décrire leur vie spirituelle au quotidien, les Pères du désert répondaient: «Je tombe, je me relève. Je tombe, je me relève. Je tombe, je me relève…»

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