Daniel Schmid: Kazuo Ohno

Coups de coeur

Dans Le Visage écrit apparaît le danseur et chorégraphe Kazuo Ohno (1906-2010) dans une performance au carrefour de l’expressionnisme et du butō, dont il est l’un des maîtres et précurseurs. Totalement fasciné par sa présence irradiante et sa gestuelle magique, Daniel Schmid capte la grâce de cet homme travesti qui semble flotter sur l’eau dans le bleu crépusculaire du port de Tokyo. Il a fait de cette séquence le cœur d’un court métrage (1995).

Le cinéaste suit les arabesques de cet être androgyne qui, selon tradition du butō, «s’est rempli de vide» pour prendre chair. En l’occurrence – idée géniale – sur la toile de fond d’un décor urbain sinistre. Une manière de rappeler qu’originellement le butō, né dans les années qui ont suivi le bombardement d’Hiroshima, se voulait une critique radicale de la société japonaise en voie d’industrialisation et d’occidentalisation.

Dans une forme d’oraison lente et solitaire, relié aux énergies d’en bas et d’en haut, Kazuo Ohno – alors âgé de 88 ans – se métamorphose en oiseau qui déploie ses ailes ou en fleur qui s’épanouit dans le ciel. Ses mains et ses bras, souples, ondoyants et tremblants, traversent l’espace et sculptent l’air comme si elles voulaient caresser l’invisible. Elles ne veulent rien prendre ni saisir, mais juste accueillir dans l’ouverture et le dessaisissement.

Au-delà du néant

Dans ce visage quasi spectral et peint en blanc pour avoir rencontré la mort, dans ce corps vulnérable e et vieillissant qui semble passer d’une rive à l’autre, la danse – qui est la vie – semble mourir en naissant et naître en mourant. Surgie des strates les plus archaïques de l’inconscient cosmique inscrit dans la mémoire cellulaire, elle appartient totalement au présent, dont elle est « l’éloge (l’aile, la loge et le logis) »[1]. Célébration de la fugacité de l’instant et de l’impermanence de l’existence, «la danse des ténèbres» qu’est le butō devient une forme d’épiphanie lumineuse. Une traversée du chaos et du néant.

«Les gens qui, à cause de leur corps, pensent que mourir est triste, ont déjà fini de vivre», disait Kazuo Ohno. Lui n’a eu de cesse de faire renaître Antonia Mercé, dite «La Argentina» (1896-1936). Alors qu’il avait 21 ans, cette artiste espagnole le marqua à vie par une danse bouleversante dont il ne revint jamais vraiment. L’hommage poétique qu’il lui rendu en 1977 dans une chorégraphie qui la rendu célèbre internationalement, a manifesté la singularité de son art, totalement personnel. Une œuvre en marge, libérée de tous les codes et conventions chorégraphiques tant de la tradition japonaise que de la tradition occidentale.

Le film de Daniel Schmid en est la manifestation tangible. Rien de plus bouleversant que «cette danse terriblement désarmée et fragile» qui, à travers un corps vieilli et gracile, «nous est offerte comme la contre-épreuve questionnante» du «corps triomphant, érigé et infaillible, tout entier placé sous le signe de la virtuosité et de la force» dont la danse classique et, plus largement, la société de consommation n’ont eu de cesse de faire le modèle. «C’est surtout cette “jeunesse dans la vieillesse” qui réjouit chez Kazuo Ohno, parce qu’elle ne se calque sur aucun standard lui préexistant et qu’elle oblige plutôt à penser une “vieillesse dans la jeunesse.”»[1]

Notes

[1] Christophe Wavelet, «Kazuo Ohno ou les ressources de l'épuisement», Vacarme, no 1, 1997.

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