Création, Re-création:
le monde de demain

Transition

Le dialogue entre la nature et le transhumanisme peut sembler étrange, mais ces deux sujets qui paraissent aussi éloignés sont, en réalité, assez proches; il est en tout cas intéressant de les faire dialoguer. La défense du vivant est une chose, celle de l’humain augmenté une autre. Mais des ponts lient ces deux imaginaires. Quelles sont les visions de la nature et de l’intelligence artificielle en fonction des différentes religions? Quelles perspectives d’espérance en tirer pour les générations futures? Echos d’un débat interreligieux.

Interrogés par Marie Cénec, pasteure, et Emmanuel Tagnard, journaliste et producteur à RTSreligion, tous deux membres du comité cinéma d’IL EST UNE FOI, quatre intervenants de quatre confessions différentes ont échangé lors de la table-ronde inaugurale du festival consacré au thème «Création, Re-création», le 3 mai 2022, à Uni-Bastions (Genève). Il s’agissait du sociologue et écothéologien d’enracinement orthodoxe Michel Maxime Egger, de l’historien des sciences et théologien catholique français Jacques Arnould, de la physicienne franco-tunisienne de confession musulmane Inès Safi et du médecin psychiatre, psychanalyste et essayiste français et juif Gérard Haddad.

En introduction à cette table-ronde, Elisabeth Parmentier, doyenne de la Faculté de théologie de l’Université de Genève, a ajouté un complément au titre de l’édition d’IL EST UNE FOI: Création, Re-création, mais aussi Dé-création. «C’est ce que nous vivons actuellement avec la capacité de destructivité humaine et nous ne cessons dans le cadre de nos études théologiques de former les esprits à ces problématiques», a-t-elle précisé. Emmanuel Tagnard a annoncé que cette table-ronde allait se dérouler autour de deux imaginaires différents, le premier consacré à la nature, intitulé la nostalgie du paradis perdu, et le second au transhumanisme.

Captation audio de la table-ronde inaugurale du festival de cinéma IL EST UNE FOI consacré au thème «Création, Re-création», le 3 mai 2022, à Uni-Bastions (Genève).

La nostalgie du paradis perdu

Marie Cénec: Nos rapports avec la nature sont complexes. Une complexité actuellement amplifiée par la crise sociétale, les dérèglements climatiques et la guerre en Ukraine. Si la nature n’a pas été créée par l’être humain, celui-ci est capable de l’anéantir et de mettre en péril ses équilibres subtils et la majorité de ses écosystèmes.

A lire le dernier rapport du GIEC, à écouter les jeunes qui manifestent, nous pourrions être tentés de prendre la fuite loin de cette planète bleue qui s’encrasse et s’échauffe. Fuir, bien que nous sachions qu’il n’est pas encore trop tard pour limiter la casse. Mais nous ne pouvons nous leurrer: les années et les décennies à venir vont nous demander de faire preuve de courage et de résilience. N’étant pas encore capables de nous envoler tous vers une autre planète, nous pourrions chercher refuge dans le passé ou dans le futur, dans la nostalgie d’une nature sauvage ou dans des films de science-fiction. En même temps, laisser courir son imagination et s’ouvrir à d’autres récits peut aussi être une manière de faire face à tant de crises. En s’extrayant pour un instant du monde, stimulons notre imagination et mettons en mouvement nos émotions pour nous ouvrir enfin à d’autres possibles.

Dès lors que nous parlons de création, de terre mère, la nostalgie peut très vite s’inviter. Nous pourrions en effet céder à l’envie de retrouver le monde d’avant, celui de notre enfance par exemple, ou avoir la nostalgie du jardin perdu. Cette nostalgie est-elle bonne conseillère? Est-elle de quelque secours? Peut-on évoquer un retour à la nature sauvage, à l’ère de l’anthropocène? En 2018, une étude publiée dans la revue Nature a souligné que les espaces sauvages représentaient moins d’un quart de la Terre, contre 85% au siècle précédent. Dans cette situation inédite, devons-nous faire le deuil d’un éventuel retour en arrière ou sommes-nous condamnés à aller de l’avant?

© Roman Lusser

Mouvement en avant

Michel Maxime Egger: Il est vrai qu’une partie des courants de ce que l’on nomme l’écologie profonde vit sur le mythe d’une nature originelle et sauvage maintenant perdue et qu’il convient de retrouver une nature source de salut. Bibliquement, dans le récit de la Genèse, la Création est issue des mains de Dieu, toutes les créatures y sont végétariennes et nous pouvons effectivement avoir la nostalgie de cet Eden originel. Pour certains chrétiens, le salut consisterait à retrouver cet Eden «perdu». Pour moi, ce n’est pas le cas. Car cette création première sortie des mains de Dieu, belle et bonne dans la mesure où elle correspond au dessein de Dieu, n’est pas encore accomplie. C’est ce que nous appelons la création première, et l’accomplissement de cette création est précisément le sens du salut. On évoquera à ce sujet la divinisation de la création, sa transfiguration, et la participation non seulement de l’être humain mais également de toutes les créatures à la vie divine. C’est le sens du salut, une forme de réconciliation et de paix.

Cet accomplissement s’inscrit dans une dynamique, une histoire de la nature dans laquelle vont jouer entre eux Dieu avec sa puissance créatrice, la nature elle-même avec sa part d’autonomie qui lui est propre, et également l’être humain avec sa part de créativité. Le jeu va s’instaurer entre ces trois dimensions. Bibliquement, le thème de cette dynamique, dans cette eschatologie, ce n’est pas le retour à une forme de commencement idéal, mais l’émergence d’une terre et d’un ciel nouveaux, comme le précise le texte de l’Apocalypse. Donc pas de retour en arrière, il faut aller de l’avant. La grande question est comment? Il est bien entendu impossible d’aller de l’avant comme nous l’avons fait jusqu’ici. Le récit de la Genèse ne doit pas être jeté à la poubelle, au contraire il garde tout son sens en posant les fondements ontologiques de ce processus de salut, de changement. C’est malheureusement le contraire de ce qu’a fait Adam puisqu’en s’autodéifiant, il s’est coupé de la nature et a jeté les bases du système croissanciste, productiviste et consumériste qui épuise et détruit la Terre. Car l’un des fondements du récit biblique est celui de la limite: «Tu mangeras de tous les arbres, sauf…» Et aujourd’hui, plutôt que de participer à la transfiguration de la nature, nous contribuons à sa défiguration.

Le cosmos a une histoire, un avant et également un après.

Jacques Arnould: Pour ma part, je réserve ma nostalgie à ceux qui ont vécu des moments qu’ils peuvent regretter. Quand on n’a pas vécu, on ne peut être nostalgique. Il convient donc de respecter ceux qui ont vécu. Il faut faire très attention à ce sentiment-là. En même temps, souvenons-nous de la parole de Qohèleth ou l’Ecclésiaste: «Rien de nouveau sous le soleil.» Qohèleth est rassuré par cette expression. Rien n’a bougé, et c’est tant mieux. Mais nous savons bien que cela ne marche pas. Le cosmos n’est pas si beau et ordonné qu’on le croit dès que nous l’observons avec des instruments de précision.

Même le cosmos a une histoire, un avant et également un après. Lorsque nous examinons le vivant, ce qui est révélé est pire. Il y a en permanence du nouveau et donc de l’ancien. C’est notre sort d’être vivant et cela nous fait peur, comme cela faisait peur à Qohèleth. Il préférait se rassurer, du moins dans la première expression de sa sagesse: «Ouf! Il n’y a rien de nouveau.» Cependant, il a écrit : «Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux; un temps pour naître, et un temps pour mourir…» Il y a certes alternance, mais tout ne redevient jamais de la même manière.

Dans la Bible, il n’y a jamais de retour en arrière, sauf dans de très rares cas. Par exemple, quand le peuple hébreux approche de la terre promise, que cela ne se passe pas bien et qu’il faut revenir en arrière, car entretemps les Hébreux ont changé. Adam, lui aussi, retourne en arrière. Il est tiré de la terre et placé dans le jardin, puis il retourne à la terre d’où il a été tiré. Luis aussi a changé. Le drame du jardin s’est produit. Il est devenu un homme. Ce qui est frappant dans la Bible, c’est le mouvement en avant. Il n’y a donc pas de place pour la nostalgie. Y-a-t-il une place pour le regret? Il y a en tout cas un appel, une dynamique, une agitation permanente et déroutante - pensons à Abraham - qui est difficile à vivre. Dans la mesure où nous la connaissons, nous rêvons tous de la terre que nous avons quittée.

© Roman Lusser

Inès Safi: «Si aller de l’avant c’est agir, anticiper et arrêter le processus de dévastation de la Terre, la réponse est affirmative. La nostalgie, nous la retrouvons plutôt dans le désir d’union avec le divin qui nous anime. Ainsi, le grand poète soufi persan Rûmî (1207-1273), expliquant l’origine et le devenir de l’amour, a écrit:

De la rupture il plaint la douleur non pareille.
Il dit:
Depuis qu’on me coupa de mon marais, jadis,
Les humains, homme et femme, à mes maux compatissent.
J’entonne de mon cœur la dolente élégie,
Et, par l’écho de chants, traduis sa nostalgie.
En son errance, ainsi, le cœur de l’homme incline,
Irrépressiblement, vers sa prime origine.

Je ne partage pas complètement le point de vue de Jacques Arnould à propos d’Adam. J’aimerais mettre en évidence les révolutions scientifiques qui ont engendré la réification du monde et qui a donné lieu à l’écologie actuelle. Les sciences ont effectivement participé à la dévastation du monde ainsi qu’à cette réification. Notre vision mécaniste a ôté toute dimension sacrée à la nature. Il reste l’espoir d’agir dans l’urgence, mais cela nécessite un renversement total de nos valeurs, de notre façon de penser le monde, la nature et les êtres.

Cette réification a facilité l’appropriation qui a débouché sur la crise écologique. A partir du moment où tout est réduit à des choses, il est facile de les posséder. Cela a également conduit à l’instrumentalisation de l’être humain, des sciences et des cultures orienté vers un but unique: le gain. La physique quantique déconstruit cette vision mécaniste; elle ne nous permet pas de définir ce qu’est la matière, mais elle nous aide à nous débarrasser de cette vision.

Gérard Haddad: Je n’ai pas beaucoup de nostalgie du monde ancien. Cette idée de nostalgie est assez dangereuse, car elle nourrit tous les fanatismes. Nous avons à Jérusalem des cinglés qui voudraient revenir au temps de la pratique bouchère des sacrifices que Maïmonide, rabbin sépharade du XIIᵉ siècle, avait condamnée, et qui voudraient voir détruite la mosquée Al-Aqsa et la remplacer par le temple de Salomon. Dans l’Islam, il existe aussi une nostalgie des premiers temps, carburant du fanatisme islamiste. En Tunisie, mon pays, une sympathie entre différentes minorités est en plein développement. Abraham, avec son Dieu invisible, nous a permis d’être athée, ce qui est une grande liberté donnée par le Patriarche, avec le pouvoir de choisir.

Ma nostalgie va à tous les êtres que j’ai aimés. Vers mes 16 ans, j’ai découvert la beauté du monde. Ouvrir ses yeux sur la beauté du monde est quelque chose de merveilleux, qui fait partie essentielle de ma joie de vivre. Dans le chapitre III de la Genèse, la parole divine nous dit: «Garde-la!» Cela veut dire: prends-en soin, cultive-là, qu’elle soit ton souci. Le premier essai que j’ai voulu écrire et que je n’écrirai probablement jamais, porte sur la comparaison entre Héraclite, philosophe grec du VIᵉ siècle av. J.-C, et l’Ecclésiaste. Héraclite a écrit qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Et l’Ecclésiaste affirme qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Nous croyons-nous éternels? L’idée de la mort est difficile à accepter car, comme disait l’autre, on ne peut regarder le soleil en face. Il nous faut essayer de rouvrir les yeux face à la beauté du monde. A partir de ce moment, nous serons beaucoup plus à même de garder cette beauté extrêmement fragile. L’éblouissement que produit la nature ne doit pas être oublié.

Cultiver la voie du cœur

Michel Maxime Egger: L’enjeu n’est pas seulement, comme on l’évoque dans la tradition chrétienne, la sauvegarde de la Création, mais un changement de paradigme. Dans son encyclique Laudato si’, le pape François écrit que nous sommes devant l’urgence d’avancer dans une révolution culturelle courageuse. Le patriarche Bartholomé Ier, pour sa part, appelle à une grande métanoïa, un grand retournement. Si l’on veut un changement de paradigme, il faut aller aux racines des problèmes, c’est-à-dire adopter une approche radicale. Il est certes important, nécessaire d’interroger notre mode de vie, notre gestion des ressources et notre organisation sociale, mais il n’y a pas que le souci de l’écologie horizontale. Il convient également de réfléchir au sens de la vie. Que signifie habiter cette Terre, en tant qu’humains? Il est crucial de changer de regard et d’imaginaire.

Nous avons besoin d’une véritable théologie de la Terre, et pas seulement du Ciel.

Les traditions religieuses, en particulier chrétiennes, disposent de ressources pour répondre à cet enjeu fondamental. Il y a cependant certaines conditions à leur mobilisation, à savoir la nécessité de revisiter de manière critique, créative et audacieuse toutes nos traditions théologiques. Nous avons besoin d’une véritable théologie de la Terre, et pas seulement du Ciel; de rééquilibrer la transcendance de Dieu avec son immanence, de sortir de notre anthropocentrisme et égocentrisme, de retrouver la dimension cosmique du salut. Ce travail ne peut se faire qu’en dialogue avec toutes les traditions de sagesse et la science.

En profondeur, l’objectif n’est pas de construire de nouvelles théories et doctrines, mais de cultiver ce que le pape François appelle les «vertus écologiques». Il ne s’agit pas de normes morales auxquelles se conformer, mais d’attitudes intérieures nourries par la spiritualité, capables de donner du sens au changement de comportement à opérer. Une première grande vertus est le respect - François parle de «respect sacré» de la Création dans son intégrité, celle-ci n’étant pas qu’un stock de ressources, mais un lieu de manifestation de Dieu ainsi que de sa présence. On peut encore mentionner l’émerveillement face à la beauté de la Création; la gratitude, car la Terre nous est donnée gratuitement et sans elle nous ne pourrions vivre; l’humilité, car nous sommes faits de terre, donc d’humus; la compassion, puisque nous sommes tous interdépendants et que ce que je fais aux autres, c’est à moi que je le fais, et inversement; mais encore, la sobriété et la responsabilité.

© Roman Lusser

Jacques Arnould: On ne dira jamais assez l’importance de Laudato si’, qui a dépassé les frontières de la communauté catholique, mais j’aimerais également évoqué la figure de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite paléontologue et philosophe français qui a réconcilié spiritualité et évolution. Teilhard est un «christien» plus encore qu’un chrétien. Comme François d’Assise (1181-1226), il était fasciné par la personne du Christ. Il n’était pas un prédicateur, mais un homme en recherche attiré par la personne du Christ, le Christ cosmique. S’il pose que l'être humain doit rejoindre Dieu en un «point Oméga» de parfaite spiritualité, cet en-avant n’est pas désordonné. Il se conjugue au faire-face au Christ qui nous attire. Dans les moyens proposés par Teilhard de Chardin, figurent la contemplation - celle du monde et de sa matérialité - qui conduit à l’action ainsi que tout ce qui relève de l’imaginaire. L’art a aussi sa place dans cet en-avant.

Inès Safi: A la croisée de la science et du soufisme, j’aimerais insister sur le statut sacré du cosmos dans la tradition islamique. Nous avons bien sûr la volonté d’aborder la lumière par des voies rationnelles, mais aussi par le cœur qui nous permet d’entrevoir toute la Création. Cette Création est manifestement un lieu de «théophanie»: du grec ancien théos (dieu) et phaïnesthaï (se montrer). Plusieurs versets du Coran l’attestent: partout où vous vous dirigez, se trouve la face de Dieu. Il est avec nous où que nous soyons, comme un rayonnement d’amour. Le mouvement qui est la réalité du monde est un mouvement d’amour. On retrouve cela dans chaque sourate.

Dieu est avec nous où que nous soyons, comme un rayonnement d’amour.

Gérard Haddad: Ce qui caractérise le christianisme et l’islam est leur volonté d’universalisme, alors que le judaïsme se veut particulier. L’œuvre de Dieu est multiple. Il n’a pas créé qu’une seule fleur. Le génie hébraïque est de promouvoir le particulier et la diversité, à tel point qu’un personnage important de la culture du siècle dernier, Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue français, pleurait chaque civilisation particulière qui disparaissait, car pour lui, cela représentait un appauvrissement de l’humanité. Posons la question suivante: Dieu est-il amour? Est-ce bien vrai? Je pense plutôt que Dieu est désir, désir de créer le monde. Et Dieu veut que nous désirions. Chaque fois que l’être humain se met en marche, il fait des efforts. Dieu est un Être désirant plus qu’un Être aimant.

Un problème de notre temps est la confusion qui règne entre sciences et valeurs. Henri Poincaré (1854-1912), mathématicien et philosophe des sciences français qui a découvert la relativité peut-être avant Einstein, a écrit qu’entre sciences et valeurs, il n’y a aucune intersection. L’invariant, ce sont les valeurs, elles ne bougent pas. Dans les «dix commandements», il est écrit: «Tu ne tueras point.» Cela ne bouge pas. De même pour: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Cela ne bouge pas non plus. A l’inverse, le savoir sur la physique change tous les jours. Héraclite parle de savoir et Qohèleth parle de valeurs.

L'utopie du transhumanisme

Emmanuel Tagnard: Face à la crise écologique il existe une autre tentation que celle de la fascination de la nature, soit celle du transhumanisme qui serait une réponse technologique radicale à un futur incertain. Le transhumanisme est un courant de pensée répandu dans le monde entier, visant à l’amélioration des capacités intellectuelles, psychiques et physiques de l’être humain, grâce aux progrès de la médecine, de la technologie, de l’informatique, de la robotique et de l’intelligence artificielle. Ray Kurzweil, ingénieur en chef chez Google et pape du transhumanisme, prévoit une intelligence artificielle à l’horizon 2045, qui serait plus puissante que tous les cerveaux humains réunis. Les êtres humains finiront-ils par s’attacher à des robots capables de connaître le moindre de leurs besoins, voici une question qui nous laisse aussi perplexes que songeurs.

Le transhumanisme s’appuie également sur la révolution génétique en cours. Pour la première fois de son histoire, l’humanité a mis la main sur les mécanismes de la vie. D’énormes succès médicaux ont été réalisés, mais aussi de terrifiantes perspectives qui modifient nos références sont apparues. Selon certains adeptes du transhumanisme, l’être humain, tel que nous le connaissons aujourd’hui, sera bientôt obsolète, remplacé par l’être augmenté, une hybridation homme machine. Allant encore plus loin, Kurzweil imagine la suppression de la mort en faisant migrer la conscience dans un super-ordinateur, permettant d’accéder ainsi à une forme d’immortalité hors des contingences physiques. La tentation pourrait être de créer un dieu à notre image, qui nous dépasserait mais qui serait produit par nous. L’idéologie de la toute-puissance technologique est-elle une réponse adéquate ou pour le moins audible ?

Michel Maxime Egger: Le transhumanisme reprend dans son discours bon nombre d’éléments des traditions religieuses, à savoir de créer un homme nouveau, des horizons de salut nouveaux. Au niveau du vocabulaire existent certaines analogies. En même temps, les réponses promues par le transhumanisme sont complètement différentes de celles proposées par nos spiritualités. Deux points ne sont pas acceptables et font peur. D’abord, tout l'effort pour améliorer et augmenter l’être humain conduit en réalité à la liquidation de l’humanité, de tout ce qu’il y a d’humain dans l’être humain. Ensuite, le corps est réduit à une mécanique, un ensemble de pièces interchangeables. C’est donc l’abolition de ce qui fait la singularité de l’être humain: sa fragilité, sa vulnérabilité, sa finitude, tous ces critères qui permettent de vivre l’amour, la passion et la grâce.

Si le transhumanisme et le christianisme parlent tous deux de la divinisation de l’être humain, l’approche est totalement différente. Dans le transhumanisme, l’homme se fait dieu sans Dieu, par lui-même. Dans le christianisme, l’être humain devient divin par et avec Dieu. « Dieu s’est fait humain pour que l’être humain puisse devenir dieu», affirme Athanase d’Alexandrie (IVe siècle). Quand l’Esprit opère la divinisation de la Création et que le Christ ramène quelqu’un à la vie, cela se fait à travers une rencontre et une relation d’amour.

Le transhumanisme conduit à la liquidation de tout ce qu’il y a d’humain dans l’être humain.

Jacques Arnould: Le terme transhumanisme est généralement attribué au biologiste Julian Huxley (1887-1975), frère de l'écrivain Aldous Huxley (1894-1963), auteur notamment du roman d'anticipation dystopique Le meilleur des mondes (1932). L’idée originelle du transhumanisme était bien celle de la marche en avant. Il s’agissait d’amener notre humanité au-delà. Chez Teilhard de Chardin, il n’y a aucun refus de la matière. Il ne s’agit pas de l’adorer, mais de la prendre au sérieux pour aller au-delà des dualismes. Cette idéologie est donc audible. Le chrétien est concerné par le mystère de la résurrection, par exemple. Et puis, ne perdons pas de vue que nous sommes à peu près tous des bricolés, des réparés. La question qui se pose est donc plutôt celle des limites.

Inès Safi: La recherche doit avoir pour but la connaissance sans que celle-ci donne nécessairement lieu à des applications. Il appartient aux chercheurs de mener en amont une réflexion sur les sujets qu’ils choisissent d’étudier. Ils n’ont pas à se lamenter que ce n’est pas leur faute si leurs recherches ont été exploitées malgré eux. Il y a une réflexion éthique et déontologique qu’il ne faut pas éluder.

Gérard Haddad: Nous n’utilisons qu’une toute petite fraction de nos potentiels intellectuel et physique. C’est par le travail et l’effort que nous pourrions les élargir. Au lieu de parler d’humanité augmentée, occupons-nous de ces potentiels en souffrance et, au lieu de poser un microprocesseur dans le cerveau de quelqu’un pour lui faire parler quinze langues, qu’il apprenne lui-même à les parler! Le transhumanisme, c’est aussi beaucoup d’utopie. A l’heure actuelle, nous ne sommes pas fichus de fabriquer une cellule vivante. Nous ne pouvons que transformer des cellules. Il y a là une barrière jusqu’à présent infranchissable, peut-être définitivement infranchissable.

Il faut reconnaître que les courants transhumanistes ont aussi des racines religieuses. Dans le judaïsme existe un courant maïmonidien dans lequel ce qui compte, c’est la raison. Il existe aussi un courant cabaliste qui, dans notre monde acculturé où l’on aime bien tout ce qui est un peu magique, est lié au projet de créer un homme artificiel, le fameux golem, de l’hébreu גולם qui veut dire «embryon», «informe» ou «inachevé». Dans la mystique puis la mythologie juive, le golem est un être artificiel, généralement humanoïde, fait d’argile, incapable de parole et dépourvu de libre-arbitre, façonné afin d’assister ou défendre son créateur. Dans le folklore juif d’Europe centrale, il est associé à la figure du Maharal de Prague, rabbin, talmudiste, mystique et philosophe du XVIe siècle, généralement en lien avec des accusations de meurtre rituel envers les juifs. Kurzweil appartient probablement à ce courant cabaliste qui représente un danger certain. Cependant, tant qu’un robot n’aura pas le complexe d’Œdipe, l’humanité aura encore de beaux jours devant elle. Bien sûr, on peut toujours s’attacher à un robot. C’est ce que l’on appelle en psychanalyse le fétichisme!

Venons-en maintenant à la question des castes d’élus, qui existent bel et bien et sont au pouvoir. A la suite des théories mal comprises de Darwin, l’humanité est entrée dans une phase tellement compliquée que le peuple est incapable de résoudre les problèmes qui se posent. Les castes d’élus, eux, savent les résoudre. C’est ce que l’on nomme le néo-libéralisme, à savoir une dictature douce. Ces castes nous privent de notre vie, de notre désir, de notre participation à l’histoire, C’est le plus grand danger d’aujourd’hui. Vive les minorités, vive les oppositions, vive les contre-pouvoirs!

Revivifier l’espérance

Inès Safi: La fascination du tout technologique doit s’effacer chez les jeunes, car elle les prépare à accepter les thèses transhumanistes. Par ailleurs, dans les attributs du droit de la propriété, il y a le droit d’user de la chose (l’usus), le droit de jouir de la chose (le fructus) et le droit de disposer de la chose (l’abusus). Nous devons nous contenter du fructus. Et si quelqu’un a encore une branche d’arbuste dans la main et qu’il sait que c’est le jour de la fin du monde, qu’il la plante quand même.

Jacques Arnould: Deux concepts ici me semblent essentiels: l’alliance et la foi. Au sens biblique, faire alliance, c’est poser une loi et avoir une promesse. Une loi, dans le contexte du transhumanisme, ce ne sera pas facile à gérer: qui est ton prochain, qu’en fais-tu? Une promesse, ce n’est pas plus simple: par rapport à qui, pour aller où? Ajoutons la foi: peut-on faire le pas de la confiance pour aller de l’avant?

Michel Maxime Egger: Non, il n’y a pas de fatalité, tout n’est pas joué. Il n’est pas trop tard et, dans l’incertitude, nous pouvons déceler des signes encourageants. Enfin, il ne faut pas confondre futur et à-venir. Le futur est ce qui sera à partir de ce qui est. On est dans l’ordre du calcul, du prédictible alors que l’à-venir est ce qui sera à partir de ce qui adviendra. Il y a donc une dimension de mystère à laquelle nous pouvons nous ouvrir. Des basculements et des changements sont possibles.

Il faut que le désir s’éveille ou se réveille.

Georges Haddad: Le malaise de notre civilisation provient d’une panne de désir. Il faut que le désir s’éveille ou se réveille. Pour cela, il nous faut reconquérir notre histoire, ce grand héritage culturel, notamment à travers les grands textes bibliques ou coraniques, mais pas seulement. Goethe (1749-1842) a écrit: «Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder.»

Marie Cénec: «Soyez féconds et remplissez la Terre» (Genèse 1, 28) n’est plus un verset audible aujourd’hui. Mais il est triste de tabouiser certains mots, tant ils sont beaux et pleins de sens. Aujourd’hui, mettre un bébé au monde ne va pas de soi. Certains jeunes évoquent l’argument écologique dans leur choix de ne pas faire d’enfants. Engagement vert, pas d’enfants. Nous pouvons comprendre ce choix symptomatique d’un sérieux problème relatif à nos ressources sur cette planète. Mais passer d’une invitation à se reproduire sans contrainte, comme on peut le lire dans la Genèse, au choix de rompre le cycle des générations et de se couper de notre héritage, est une alternative trop radicale. N’existe-t-il pas une troisième voie? Nous ne pouvons pas vivre seulement de peur et de désillusion. Il nous appartient de défendre un humanisme à hauteur de l’humain, invitant à canaliser ses forces pour le bien commun. A nous de trouver une posture inédite, celle de défendre un monde éco-désirable et fécond.

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