L’écospiritualité, un chemin entre Terre et Ciel

Écospiritualité

L’écologie prend de plus en plus une dimension spirituelle. Les pratiques, les lois, les technologies et les écogestes au quotidien doivent être complétés pas une conversion intérieure qui invite à redonner à la nature sa dimension de mystère, à changer de mode de connaissance et à retrouver la juste place de l’être humain dans la Création. La tradition chrétienne orientale fournit des ressources qu’il est bon de connaître.

«Révolution tranquille[1]», «composante importante d’un nouvel ethos écologique encore en devenir[2]», des voix nouvelles se font entendre en Occident sous l’appellation générique d’écospiritualité. De plus en plus présentes dans l’espace public – y compris dans les scènes militantes – elles expriment d’autres manières, plus intérieures et sensibles, d’aborder l’écologie. Diverses, elles partagent la conviction que, pour répondre en profondeur aux dérèglements planétaires, il convient d’aller à leurs racines, qui sont culturelles, psychologiques et spirituelles. Ces dernières relèvent notamment du paradigme hérité de la modernité occidentale: une conception dualiste et anthropocentrique de la nature, à laquelle une partie du christianisme n’est pas étrangère[3].

Une mouvance plurielle

Face aux effondrements en cours et à venir, l’enjeu n’est donc pas juste de corriger le système dominant, mais d’opérer un changement de paradigme. Ce que le pape François appelle une «révolution culturelle courageuse[4]». Le patriarche de Constantinople Bartholomée Ier parle d’une «métanoïa individuelle et collective» qui «requiert une nouvelle manière d’exister […] un changement radical d’attitude, une vision renouvelée et une perspective neuve[5]». Pour cela, tout nécessaire qu’elle soit, l’écologie «extérieure» – à base de normes, de lois, de technologies et d’écogestes – ne suffit pas. Elle doit être complétée par une écologie intérieure. En 1992 déjà, Jean-Marie Pelt évoquait la nécessité d’une «métaécologie» comme «unique voie ouverte sur le futur» intégrant les «acquis des grands courants religieux et spirituels et ceux plus récents de l’écologie[6]». Il conviendrait d’ajouter les apports de la science et de l’écopsychologie, nouveau champ transdisciplinaire issu du monde anglo-saxon, qui explore de manière théorique et pratique les interrelations profondes entre le vivant et la psyché humaine[7].

Une nécessaire revisitation autocritique, audacieuse et créative des ressources théologiques, rituelles et mystiques de la tradition chrétienne.

L’écospiritualité est l’un des grands axes de cette écologie intérieure. En fusionnant deux mots sous la forme d’un néologisme, cette «notion liane[8]» traduit l’idée qu’écologie et spiritualité forment un tout. Elles sont indissociables, parce que nous sommes avec la Terre dans une communauté d’être, de vie et de destin. Parce que la nature – au-delà de ses apparences matérielles – a une âme. L’écospiritualité appelle à un dépassement des dualismes (nature/culture, esprit/matière, visible/invisible, masculin/féminin, etc.) et à une «reconnexion» profonde au vivant comme clé de la «grande transition[9]» écologique et sociale à accomplir. Cela, en accordant une place importante aux émotions, au corps et à l’imaginaire ainsi qu’en s’ouvrant au «plus grand que soi», mystère saint ou sacré, transcendant et/ou immanent, au-delà des noms qu’on lui donne : Dieu, le divin, le Souffle, l’Esprit, la Présence, le Réel ultime, etc.

Un défi pour la tradition chrétienne

À cet égard, dans la mouvance écospirituelle, la spiritualité est souvent un concept vague, d’autant plus opératoire et rassembleur que sa définition reste ouverte. Elle peut s’ancrer dans des traditions religieuses ou non, être croyante, agnostique ou athée. Axée sur l’expérience vécue plus que sur les discours, elle puise à des sources très variées et prend par là-même des formes multiples. Au point d’ailleurs qu’on devrait plutôt parler d’écospiritualités au pluriel. Hors des milieux d’église, les références chrétiennes sont rares. Elles sont, à tort ou à raison, jugées trop dogmatiques, voire illégitimes, retombée durable de la critique de Lynn White[10]. Pour se relier à la Terre Mère et réharmoniser ses relations avec le vivant, on se tournera plus volontiers vers la sagesse animiste des peuples premiers, les spiritualités orientales, le néo-chamanisme ou encore le «féminin sacré». Avec comme pratiques la méditation, le «Travail qui relie[11]», les «quêtes de vision» et toutes sortes de rites incluant la danse et les tambours.

Cette sensibilité contemporaine, le flou autour de la notion de spiritualité et la pluralité des expressions écospirituelles représentent un défi et un formidable stimulant pour le christianisme. Défi, car l’enjeu d’une écospiritualité chrétienne – naissante et en devenir – est d’arriver à tenir ensemble, dans une tension fructifiante, la fidélité au mystère de la foi et l’incontournable dialogue avec l’écologie, la science et les autres traditions de sagesse. Stimulant, car les évolutions rapides de la conscience – pensons aux découvertes sur l’intelligence des plantes et la sensibilité animale, des notions comme l’anthropocène et l’hypothèse Gaïa ‑ peuvent être des ferments puissants pour développer une théorie et une praxis à la mesure des enjeux. Cela passe par une revisitation autocritique, audacieuse et créative des ressources théologiques, rituelles et mystiques de la tradition chrétienne. Fidèle à l’enseignement des Pères de l’Eglise, préservé par l’histoire (la captivité ottomane) des dérives du rationalisme, fort d’une approche apophatique centrée sur le mystère et l’expérience de Dieu, le christianisme orthodoxe en particulier offre des pistes fécondes pour une écospiritualité chrétienne – en résonance avec l’encyclique Laudato si’ qui en est proche à plusieurs égards.

Contribution de Michel Maxime Egger à la 5e Université d’été du Diocèse de Valence qui s’est déroulée à Nazareth/Chabeuil, du 25-27 août 2016, sous le titre: «Ici et aujourd’hui. Vers une écologie intégrale».

Changer notre regard sur la nature

Dans sa démarche «radicale», l’écospiritualité au sens large se déploie sur plusieurs axes qui constituent autant de chantiers. Un premier concerne notre perception de la nature. «Il nous faut une nouvelle vision du monde si nous désirons une nouvelle terre[12]», estime le patriarche Bartholomée Ier. Avec la modernité occidentale et l’expulsion de Dieu dans une transcendance plus ou moins inaccessible, la nature a été vidée de tout mystère et intériorité. Sans âme, réduite à sa dimension matérielle, elle est devenue au fil des siècles un objet, une mécanique, un «vaste entrepôt dans lequel nous pourrions puiser sans limite[13]» et une marchandise. Comme l’écrit le métropolite orthodoxe Jean (Zizioulas) de Pergame, «la crise écologique est la crise d’une culture qui a perdu le sens de la sacralité du monde[14]».

L’enjeu est précisément, par une conversion du regard, de sortir de cette représentation désenchantée de la nature pour retrouver sa «sacralité». Ce mot suscite souvent des crispations dans les milieux d’Eglise, qui craignent la résurgence de formes de néopaganisme. Les choses sont heureusement en train de changer. Le pape François, ainsi, invite à «accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et traditions culturelles» qui nous rappellent que la Terre est un «espace sacré» (LS 146). Le but cependant n’est pas de prôner un culte de la nature en la sacralisant (ce qui la rendrait intouchable) ou en la divinisant, ce qui en ferait une idole, mais de lui redonner une dimension spirituelle. Thomas Berry, un écothéologien américain proche des peuples premiers, écrit: «S’il n’y pas de spiritualité dans la Terre, il n’y en a pas en nous[15]

Il convient pour cela de revoir la notion de création en la délivrant des interprétations statiques et dualistes qui – à travers une séparation ou opposition entre l’incréé et le créé, la transcendance et l’immanence – ont pu conduire à sa dévalorisation et instrumentalisation. Si, par son inclusivité (elle englobe les humains et les autres qu’humain) et sa capacité créatrice intrinsèque, elle n’est pas incompatible avec l’hypothèse Gaïa[16] – dominante dans une bonne partie de l’écospiritualité – elle s’en distingue cependant par le lien ontologique qu’elle postule avec un Dieu créateur qui en est l’origine. Dans la perspective biblique, la nature n’est pas née d’elle-même, mais tient son existence d’un autre. Ce n’est pas elle qui nous sauvera, mais Dieu.

Panenthéisme et vertus écologiques

Une première expression de ce lien ontologique, source de réenchantement, est de considérer la création comme une «théophanie». Littéralement, une manifestation de Dieu. Les êtres humains, les animaux, les arbres et les fleurs sont les signes de son amour, de sa sagesse et de sa bonté. «Mon livre n’est autre que l’univers; en lui, je lis les œuvres de Dieu[17]», affirme le père du monachisme Antoine le Grand. La théologie mystique orthodoxe invite à aller plus loin avec ce qui constitue l’un de ses accents spécifiques en matière d’écospiritualité: le panenthéisme. Comme l’affirme Grégoire Palamas (xive s.), «Dieu est dans l’univers, et l’univers est en Dieu[18]». Une approche à ne pas confondre avec le panthéisme. Là où ce dernier identifie Dieu et la nature, le panenthéisme parle d’une union sans confusion et d’une distinction sans séparation entre les deux. La nature, qui est créé, n’est pas d’essence divine, mais elle participe à la vie de Dieu. Ce dernier est en toutes choses, mais il ne se réduit pas à elles. Il est immanent dans sa transcendance et transcendant dans son immanence.

Dieu est dans l’univers, et l’univers est en Dieu.

La tradition biblique et chrétienne propose plusieurs expressions théologiques de cette inhabitation mutuelle de Dieu et de la création. D’abord, dans une compréhension plénière du mystère de l’incarnation, la dimension cosmique du Christ qui s’est uni à la création en s’y «insérant» et «récapitulant toutes choses en lui» (Irénée de Lyon), «réconciliant tout par lui et pour lui et sur la terre et dans les cieux» (Colossiens 1,19). Ce qui fait dire à Pierre Teilhard de Chardin : «Le Christ a un corps cosmique répandu dans l’univers tout entier[19].» Ensuite, la théologie des logoi ou «idées-volontés» de Dieu, développée notamment par Maxime le Confesseur (viie siècle). Traits d’union entre les Cieux et la Terre, les logoi constituent «ce par quoi, corrélativement, les êtres créés sont reliés à Dieu et présents en lui[20]». Chaque créature porte en elle un logos qui lui est propre, c’est-à-dire une empreinte indélébile du Verbe (Logos) créateur, qui – véritable ADN spirituel – est la source de son existence, la définit dans sa raison d’être profonde, son identité individuelle et d’espèce, et sa finalité ultime: la transfiguration.

Enfin, systématisée par Grégoire Palamas, la théologie des énergies divines[21]. «Puissances créatrices et dynamiques» (Cyrille d’Alexandrie, ive s.), ces dernières sont ce par quoi Dieu a créé le monde et continue d’y agir. «Forces et opérations commune de la Trinité[22]», elles sont ce par quoi Dieu se révèle et se manifeste dans la création – en particulier à travers des formes vibratoires comme la lumière (mont Thabor), le feu (Moïse au Sinaï, la Pentecôte), la brise légère (Élie à l’Horeb), la voix (Jourdain). Enfin, vecteurs de sanctification, pénétrant tout ce qui existe de leur souffle vivifiant, les énergies incréées permettent aux créatures d’accomplir leur raison d’être et leur finalité contenues dans leurs logoi.

S’il y occupe une place centrale, au point que le philosophe Basile Zenkovsky parle de «cosmisme lumineux» et le théologien Olivier Clément de «tellurisme mystique», le panenthéisme n’est pas l’exclusive de l’orthodoxie. Il existe aussi dans le protestantisme avec notamment Jürgen Moltmann, et dans la tradition catholique avec des figures comme Hildegard de Bingen, Pierre Teilhard de Chardin et Leonardo Boff. Laudato si’ ouvre d’ailleurs plusieurs belles fenêtres sur cette approche. Ainsi, «la création habite en Dieu, qui la remplit tout entier» (LS 233). Ou encore, évoquant une déclaration des évêques du Brésil: «Toute la nature, en plus de manifester Dieu, est un lieu de sa présence. En toute créature habite son Esprit vivifiant qui nous appelle à une relation avec lui» (LS 88). Et le pape François d’ajouter, clé pour l’écospiritualité: «La découverte de cette présence stimule en nous le développement des vertus écologiques.» Ainsi, maison (oikos) de l’humanité et de Dieu, la création invite à un «respect sacré». Don gratuit de Dieu, elle enjoint à la gratitude. Manifestation bonne et belle de Dieu dans son extraordinaire diversité, elle appelle à l’émerveillement.

Un autre mode de connaissance

Mais encore faut-il être capable de décrypter ce «buisson ardent d’énergies divines» (Grégoire Palamas) que constitue la création, de percevoir son âme et la présence de Dieu en son sein. Cette question du mode de connaissance constitue un deuxième grand chantier de l’écospiritualité. «Soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence», dit saint Paul (Romains 12,2). Si «tout l’univers matériel est un langage de l’amour de Dieu, de sa tendresse démesurée envers nous» (LS 84), «quand commencerons-nous enfin à apprendre et à enseigner l’alphabet de ce langage divin si mystérieusement caché dans la nature ?[23]», se demande le patriarche Bartholomée Ier.

Pour cela, la rationalité logique ne suffit pas. L’exaltation de cette dernière est l’un facteurs qui a conduit à la chosification de la nature. Au plan anthropologique, elle est concomitante de l’éviction de l’esprit (noûs) ou intellect spirituel, faculté qui rend capable de voir au-delà des apparences, de comprendre les logoi des créatures et de s’ouvrir à la contemplation de Dieu. En réduisant l’être humain à un composé psychosomatique, la modernité occidentale a rompu avec la conception ternaire (corps, âme, esprit) présente dans le christianisme primitif comme dans d’autres traditions de sagesse.

Si, comme le dit le pape François, «il n’y a pas d’écologie intégrale sans anthropologie adéquate» (LS 118), il n’y en a pas non plus sans connaissance intégrale. Une connaissance qui intègre, relie et verticalise les différentes intelligences qui ont toutes leur valeur et aussi leurs limites: corporelle (les sens), affective (les émotions), rationnelle (la raison) et spirituelle (l’esprit). La clé est, notamment par la prière et la méditation, d’éveiller l’esprit, de le cultiver et l’unir au cœur, centre le plus profond de l’être et de son unité. Nous sommes là dans une connaissance directe, immédiate, au-delà de la dualité sujet-objet et des concepts qui «créent des idoles de Dieu» (Grégoire de Nysse, ive siècle). Une connaissance par participation et illumination, paradoxale, antinomique. Une connaissance non pas sur Dieu, mais de Dieu, qui est co-naissance, c’est-à-dire naissance avec ce qui est à connaître. Ses moteurs sont l’émerveillement, qui est l’étreinte de la conscience par l’Esprit, et l’amour: «Mes frères, aimez toute la création dans son ensemble et ses éléments, chaque feuille, chaque rayon, les animaux, les plantes. En aimant chaque chose, vous comprendrez le mystère divin des choses[24]

Microcosme et membre du vivant

Il importe également de redonner à l’être humain sa juste place dans la création. C’est un troisième grand chantier de l’écospiritualité. Pour reprendre les mots du pape François, «il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau» (LS 118). Avec la modernité, l’être humain s’est placé au centre de toutes choses, en-dehors et au-dessus de la nature. Il s’est vu comme son « maître et possesseur » (Descartes), avec d’autant plus de facilité qu’elle a été réifiée. Par là-même, il s’est «dénaturé» et est devenu hors sol. Ce dualisme, exacerbé par les développements prodigieux de la technoscience, est l’un des fondements du système croissanciste, productiviste et consumériste qui épuise la Terre. L’enjeu ici est de prendre congé de cet «anthropocentrisme dévié […], source d’un « style de vie dévié» (LS 122), auquel le christianisme a contribué par une lecture « incorrecte » et cartésienne de la Genèse (Gn 1,28). Il s’agit de nous «re-naturer[25]», de retisser notre lien ontologique avec la nature et d’établir des relations plus harmonieuses.

Une première piste est la notion de «microcosme». Dans le récit de la Genèse, Dieu façonne l’être humain avec de la glaise (Gn 2,7), le sixième jour – soit le même que les animaux, dont nous faisons partie ‑ et en dernier, comme une forme de récapitulation de toute la création. Non seulement nous faisons partie du cosmos, mais ce dernier est partie intégrante de notre être, avec ses degrés d’existence, ses rythmes et ses règnes (minéral, végétal, animal). Cette nouvelle conscience de ce que et de qui nous sommes se rapproche, spirituellement, de l’intuition du «soi écologique» cher à Arne Naess, père de l’écologie profonde, selon lequel notre identité dépasse les frontières de l’individualité et de la société humaines. Une manière de nous rappeler que nous sommes des terriens et que dans «humain», il y a «humus». La même racine se retrouve dans humilité, vertu écologique clé à cultiver en ce qu’elle répond à l’orgueil qui est la matrice de la démesure à la source des désordres planétaires.

Retisser notre lien ontologique avec la nature et établir des relations plus harmonieuses.

Être humble, c’est prendre conscience de notre finitude et accepter nos limites. C’est renoncer à imposer notre volonté aux autres créatures, à vouloir être la mesure de toutes choses et à occuper tout l’espace. Il résulte de cette unité ontologique avec la toile du vivant une profonde interdépendance – physique, énergétique et psychique. Ultimement, tout ce que nous faisons à la nature, nous le faisons à nous-mêmes, et inversement. L’autre vertu qui en découle est la compassion. Pour Isaac le Syrien (ive siècle), un cœur compatissant est «un cœur qui brûle pour toute la Création, qui […] se serre et ne peut supporter d’entendre ou de voir le moindre mal ou la moindre tristesse[26]».

Une deuxième posture anti-despotique est celle de membre de la fratrie cosmique, qui rejoint la «communauté biotique» de l’écologiste Aldo Leopold ainsi que le Cantique des créatures de saint François d’Assise, où Dieu est loué par nos frères et sœurs soleil, lune, vent, eau, feu et terre. Toutes les créatures sont enfants du même Dieu créateur et de la Terre mère. Prégnante dans un pan important de l’écospiritualité tournée vers les peuples premiers, la vision de la Terre comme mère n’est pas absente de la tradition chrétienne. On en trouve des échos dans la théologie latino-américaine avec la pachamama, mais aussi chez nombre d’auteurs – d’Ephrem le Syrien (ive siècle) à Charles Péguy (xxe siècle) en passant par les philosophes religieux russes (xixe - xxe siècle). Dans cette même veine, Laudato si’ célèbre la Terre comme une «mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts» (LS 1). La vertu écologique qui découle de cette appartenance à la «famille universelle» de la création est la responsabilité. Et si nous élargissions la question de Dieu à Caïn: «Qu’as-tu fait de ton frère [et de ta sœur] humain et autre qu’humain?» (Gn 4, 10).

Un pont entre la Terre et le Ciel

L’importance de notre appartenance au vivant conduit des courants de l’écospiritualité à considérer l’être humain comme un animal parmi d’autres. Or, d’un point de vue chrétien, la sortie nécessaire de l’anthropocentrisme ne doit pas nous conduire à dénier toute spécificité à l’être humain. S’il y a de l’animalité en nous, elle n’est pas le centre ou le tout de notre être. Si nous avons biologiquement beaucoup en commun avec d’autres espèces, nous possédons des facultés en propre, en particulier une intelligence autoréflexive, un pouvoir créateur et une capacité de liberté, qui nous distinguent du reste de la nature.

Dans le récit biblique, l’être humain est créé d’une manière différente que les astres, les animaux et les plantes. En l’occurrence, à l’image et à la ressemblance de Dieu (Genèse 1,27). Pour reprendre la métaphore de Grégoire de Nazianze (ive s.), nous sommes des «êtres frontières». Nous appartenons à deux ordres de réalité entre lesquels nous sommes appelés à être des traits d’union : le matériel et le spirituel, le temporel et l’éternel, la Terre et les Cieux. Cette condition de pont définit notre vocation. Elle ne nous donne aucune supériorité ontologique sur le reste de la Création, mais une responsabilité particulière : participer à la transfiguration du monde (plutôt qu’à sa défiguration) à travers notre propre transfiguration.

Pour la tradition orthodoxe, cette œuvre médiatrice s’accomplit notamment à travers le rôle de « liturge » de la création. C’est l’Homo eucharisticus comme antidote à l’Homo economicus. L’eucharistie non seulement comme sacrement de l’Eglise, mais comme mode d’être (ethos) visant à faire de notre relation à la création un espace de communion. Il s’agit de « rendre grâce en toutes choses » (1 Thessaloniciens 5,17-18), joindre notre voix à celles de toutes les créatures qui louent Dieu dans une vaste et permanente « liturgie cosmique[27] », «nommer» (Genèse 2,20) et donner du sens, et finalement «garder et cultiver le sol» (Genèse 2,15) – d’autres traduction parlent de le «servir». Interreliés, ces gestes définissent une forme de permaculture écospirituelle. Ils permettent de sortir de la relation gestionnaire, dualiste et instrumentale avec la nature qui peut perdurer dans l’«intendance» ou «administration responsable» (LS 116) de la création. C’est pourquoi la mise en œuvre de cette posture doit obéir à certains critères imprégnés de la douceur et de l’humilité du Christ : considérer les créatures comme des sujets ayant une valeur propre ; respecter l’intégrité, les équilibres et les capacités d’autorégénération de la nature ; se mettre humblement au service du vivant et du bien commun défini comme l’ensemble des conditions sociales et écologiques permettant à toutes les créatures de s’épanouir et s’accomplir.

En phase avec l’écologie profonde, tout un pan des écospiritualités prône le passage d’une approche égo-humano-centrique à une perspective éco-cosmo/bio-centrique. Certaines voix chrétiennes invitent au contraire à remettre au centre non pas la Terre ou le vivant, mais Dieu ou le Christ. Faut-il cependant vraiment substituer un centre à un autre, au risque de recréer des oppositions dualistes, avec les impasses auxquelles les polarisations peuvent conduire? Le changement de paradigme n’appelle-t-il pas précisément à se « décentrer » pour mettre au centre ce qui justement permet d’échapper à toute forme de centrisme: la relation? En l’occurrence, la communion avec Dieu, les autres et la nature dans le respect de leur altérité.

Une transformation intérieure

Aussi beau et inspirant soit-il, un nouvel imaginaire écospirituel tel que nous venons de l’esquisser ne prend sa signification plénière que s’il devient praxis. Il ne devient fécond que si nous l’incarnons dans le quotidien le plus concret et toutes les dimensions de notre existence. Cela suppose non seulement une éthique et des écogestes au quotidien, mais une véritable transformation intérieure. Dans une lecture écospirituelle de la Genèse, le jardin qu’Adam est appelé à «garder et cultiver» n’est pas seulement celui de la création, mais son cosmos intérieur. Être des «intendants» responsables de la «maison commune», c’est aussi être des gérants responsables de nous-mêmes et de tout ce qui nous habite : énergies désordonnées, passions égoïstes, peurs et pulsions inconscientes dont nous sommes les jouets et dont nous avons à prendre conscience en les «nommant».

L’écospiritualité ouvre ici sur l’ascèse – au sens du mot grec askèsis, qui veut dire exercice. Cité dans Laudato si’, le patriarche Bartholomée Ier la définit comme l’art d’«apprendre à donner, et non simplement à renoncer. Une manière d’aimer, de passer progressivement de ce que je veux à ce dont le monde de Dieu a besoin. Une libération de la peur, de l’avidité et de la dépendance[28]». Tout le système croissanciste, productiviste et consumériste repose en effet sur la captation et l’instrumentalisation de ressorts intimes de l’être humain: besoin de reconnaissance à travers des formes de rivalité mimétique, l’angoisse du manque derrière laquelle se cache la peur de la mort, et surtout désorientation de notre puissance de désir.

Pour les Pères de l’église, cette dernière est liée à l’image de Dieu en nous, au souffle de l’Esprit saint insufflé par Dieu dans les narines de l’homme pour en faire un «être vivant» (Genèse 2, 7). Elle est la source de nos aspirations les plus nobles – à la beauté, l’amour, la justice… –, de notre soif d’absolu et de plénitude. Etant donné sa racine spirituelle, elle est par définition de l’ordre de l’être et de l’infini. Vouloir la satisfaire par des biens matériels et des agréments psychiques temporaires, forcément limités et relatifs, est un leurre. Cela revient à désorienter et éparpiller son énergie fondamentale, au risque de la transformer en «passions». Dans la spiritualité du désert, celles-ci sont des mouvements intérieurs «contre-nature» ou «irraisonnés», c’est-à-dire contraires à notre logos ou «raison d’être» profonde. Elles manifestent les désordres et les excès – en particulier envers la création – dans lesquels l’être humain peut tomber quand il se coupe de la source divine de son être et qu’il veut jouir des choses en elles-mêmes et pour lui-même, dans une logique de séparation et d’exploitation.

Cette illusion est précisément l’un des ressorts de la société publicitaire, qui s’ingénie à détourner notre désir (d’accomplissement) en envies (de consommation), à faire passer ceux-ci pour des besoins que le marché soi-disant pourra satisfaire, entretenant ainsi le cercle de la frustration-insatisfaction permanente, car la consommation recrée le vide qu’elle prétend combler. D’où le caractère addictif du consumérisme, évoquée par le primat orthodoxe quand il parle de «dépendance».

C’est ce cercle vicieux, qui n’est pas une fatalité, qu’il convient de briser et dont il s’agit de s’affranchir. L’enjeu est de cheminer vers la «sobriété heureuse» encouragée, entre autres, par le pape François. Une voie qui n’a rien de triste, puisqu’elle consiste à «apprendre à jouir avec peu» (LS 222), et qui comporte plusieurs exigences: revisiter notre conception du bonheur et de l’accomplissement de soi, discerner entre le nécessaire et le superflu, passer d’une mentalité de pénurie (de l’avoir) à une conscience de l’abondance (de l’être). Cela revient, point essentiel d’une démarche écospirituelle, à chercher à combler notre puissance de désir et nos manques dans des sources primaires de satisfaction (des relations profondes et de qualité avec soi, les autres, la nature et Dieu) plutôt que dans des sources secondaires (biens de consommation, technologie, argent, carrière…).

L’écospiritualité n’est ni une démarche de développement personnel, ni le signe d’une dépolitisation ou d’une individualisation de l’écologie.

Un engagement politique

Réponse à la démesure, la sobriété est à comprendre non comme une privation, mais comme une libération fondée sur la conviction que «moins est plus» (LS 222). Elle est en cela indissociable d’un impératif de justice. Elle participe des efforts pour marcher légèrement sur la terre en réduisant notre empreinte et notre emprise sur la nature, diminuer nos appétits afin d’accorder aux autres créatures – humaines et non humaines – ainsi qu’aux générations futures l’espace nécessaire pour qu’elles puissent vivre et se développer, satisfaire leurs besoins et exercer leurs droits.

Dans notre perspective, l’écospiritualité n’est donc ni une démarche de développement personnel, ni le signe d’une dépolitisation ou d’une individualisation de l’écologie. Son impact est au contraire démultiplié quand elle se vit en communion et coopération avec d’autres. Elle ne prend tout son sens que quand elle s’articule avec des engagements écocitoyens, individuels et collectifs. Par sa dimension de profondeur, la «mystique qui l’anime», elle permet d’ancrer ailleurs et plus profond dans l’être tout ce qui relève de l’écologie extérieure, en lui donnant une autre signification et une autre saveur. Les écogestes et engagements ne sont plus posés devant nous comme des devoirs découlant d’une réflexion ou comme un idéal auquel se conformer plus ou moins laborieusement, mais comme le fruit quasi organique d’une nécessité intérieure liée à un cheminement de reliance profonde avec la Terre, tous les êtres qui l’habitent et le mystère divin qui en est la source. On passe alors d’une écologie du «il faut» à une écologie du désir. Son moteur n’est plus l’ego, mais l’amour nourri par la synergie entre notre volonté libre et le souffle de l’Esprit saint.

Notes

[1] Leslie E. Sponsel, L’écologie spirituelle. Histoire d’une révolution tranquille, Hozhoni, 2017.

[2] Alexandre Grandjean, Arborescence. Les voix de l’écologie spirituelle, Hélice Hélas, 2022, p. 146.

[3] Dans un article célèbre paru en 1967 dans la revue Science, l’historien américain Lynn White Jr. accusait le chistianisme d’avoir contribué au saccage de la planète par son arrogance anthropocentrique.

[4] Pape François, Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, §114. Dans la suite de l’article, les références seront données entre parenthèses avec l’abréviation LS et le numéro de paragraphe.

[5] Patriarche œcuménique Bartholomée, Et Dieu vit que cela était bon, Les Editions du Cerf, 2015, p. 44.

[6] Jean-Marie Pelt, Au fond de mon jardin, Fayard, 1992, p. 286.

[7] Sur l’écopsychologie, voir Michel Maxime Egger, Réenchanter notre relation au vivant, Jouvence, 2022.

[8] Alexandre Grandjean, op. cit., p. 146.

[9] FORTES, Manuel de la grande transition, Les Liens qui Libèrent, 2020.

[10] Lynn White, Jr., «Les racines historiques de notre crise écologique», in Dominique Bourg et Philippe Roch (éd.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Labor et Fides, 2010, p. 13-24.

[11] Méthode de transformation individuelle et collective développée par l’écophilosophe Joanna Macy.

[12] Patriarche œcuménique Bartholomée, à la rencontre du mystère, Cerf, 2011, p. 160.

[13] Philippe Descola, «La nature, ça n’existe pas», in Penser le vivant, Les Liens qui Libèrent, 2021, p. 11.

[14] Metropolitan John of Pergamon, «Preserving God’s Creation», in Christianity and Ecology (Elizabeth Breuilly & Martin Palmer éd.), London, Cassell Publishers Ltd., 1992, p. 62.

[15] Thomas Berry, The Sacred Universe, Columbia University Press, 2009, p. 71.

[16] Développée dans les années 1970 par le biochimiste James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulis, l’hypothèse Gaïa conçoit la Terre non comme un objet, mais comme un super-organisme, créatif, symbiotique, capable d’autorégulation via des processus d’adaptation et d’évolution où tous les êtres vivants sont interdépendants.

[17] Cité in Patriarche œcuménique Bartholomée, Et Dieu vit que cela était bon, op. cit., p. 9.

[18] Grégoire Palamas, «150 chapitres physiques, théologiques, éthiques et pratiques», 104, La Philocalie, t. II, Paris, Desclée de Brouwer/Jean-Claude Lattès, 1995, p. 518.

[19] Pierre Teilhard de Chardin, «Le Christ dans la matière», Écrits du temps de la guerre, Grasset, 1965.

[20] Jean-Claude Larchet, La divinisation selon saint Maxime le Confesseur, Cerf, 1996, pp. 117-118.

[21] La théologie des énergies incréées a été reconnue aux synodes de Constantinople en 1341 et 1351. Elle a été reçue comme vérité dogmatique par l’ensemble de l’Eglise orthodoxe. Cela n’a pas été le cas des Eglises catholique et protestantes, où elle demeure encore largement ignorée.

[22] Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, op. cit., p. 68.

[23] Patriarche œcuménique Bartholomée, Et Dieu vit que cela était bon, op. cit., p. 14.

[24] Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965, p. 343.

[25] Jean-Marie Pelt, L’Homme re-naturé, Seuil, 1977.

[26] Isaac le Syrien, Œuvres spirituelles, Desclée de Brouwer, 1981, p. 395.

[27] Hans Urs von Balthasar, Liturgie cosmique. Maxime le Confesseur, Aubier, 1947.

[28] Patriarche Bartholomée Ier, Conférence au Monastère d’Utstein, Norvège, 23 juin 2003.

Partagez cet article