Joanna Macy: une source d’espérance
Joanna Macy: une source d’espéranceJoanna Macy est née au ciel le 19 juillet 2025. Elle avait 96 ans. Elle laisse derrière elle une œuvre théorique et pratique visionnaire, plus que jamais nécessaire pour traverser cette période de tempêtes, répondre à l’éco-anxiété, apporter de la lumière dans les ténèbres, nourrir des engagements pour le changement de cap et rouvrir des horizons d’espérance. Elle nous a offert pour tout cela un outil prodigieux qui l’a rendue célèbre aux quatre coins de la planète: le Travail qui relie. Retour sur son parcours en guise d’hommage.

Qu’on l’appelle «anthropocène» ou autrement, nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique caractérisée par l’impact majeur de l’espèce humaine sur le système Terre. Avec pour conséquences des dégradations écologiques et des bouleversements climatiques énormes. Cette situation, que l’écophilosophe américaine Joanna Macy (1919-2025) qualifie d’«incertitude radicale», nous place devant l’urgence d’un «changement de cap». Il ne s’agit pas seulement de protéger le milieu naturel, mais de transformer le paradigme culturel, psychologique et spirituel qui sous-tend le système productiviste et consumériste qui détruit la planète.
Pour cela, l’écologie extérieure – à base de normes internationales, de programmes politiques, de lois, de chartes éthiques, de technologies vertes et d’écogestes au quotidien – ne suffit pas. Elle doit être complétée par une écologie intérieure et verticale. Cela implique une révision profonde de nos représentations de la nature et de la place de l’être humain en son sein, un travail sur nos affects et ressorts intimes comme la peur et le désir, une reconnexion entre la tête et le cœur, une réforme enfin de nos modes de connaissance et de nos systèmes de valeurs, le «compostage» de sentiments et émotions comme l’angoisse, la tristesse, la colère, l’impuissance et le découragement. Sans une mutation des cœurs et des consciences, nous n’arriverons pas à rétablir l’équilibre de la planète, construire un monde véritablement durable et équitable.
Importance clé de la spiritualité
Cette nouvelle approche de l’écologie, centrée sur la quête de relations réharmonisées avec la Terre et tous les êtres qui l’habitent, a pris de plus en plus d’ampleur ces trente dernières années. Elle se décline en particulier selon deux axes. D’une part, l’écopsychologie qui explore les interrelations profondes entre la psyché humaine et la Terre, perçue comme un super-organisme vivant doué d’une âme. D’autre part, l’écospiritualité qui ouvre explicitement à une dimension de mystère et d’invisible, de transcendance et de sacré, non réductible aux noms et aux formes multiples – doctrinales, symboliques et rituelles – que lui donnent les traditions religieuses instituées.
Joanna Macy est l’une des grandes figures de cette «révolution tranquille». Elle est l’une des rares à participer aux deux courants de l’écopsychologie et de l’écospiritualité. Le professeur d’anthropologie Leslie E. Sponsel la voit comme une «femme de synergies», une «visionnaire» et un «catalyseur fondamental [1]» de ce nouveau champ d’action et de recherche.
Bouddhiste, Joanna Macy affirme clairement l’importance clé de la spiritualité pour accomplir la transition vers des sociétés qui soutiennent la vie: «En dépit de notre conditionnement issu de deux siècles de société industrielle, nous voulons retrouver l’aspect sacré du monde. […] Sans un enracinement minimal dans une pratique spirituelle qui tient la vie pour sacrée et promeut une communion joyeuse avec tous les êtres vivants, il est quasiment impossible de relever les énormes défis auxquels nous sommes confrontés [2].»
Cette position charnière de Joanna Macy entre l’écopsychologie et l’écospiritualité n’étonne pas. Elle est le reflet de sa personnalité, de son cheminement, de ses écrits et de ses activités qui embrassent de nombreuses dimensions. Née en 1929 à Los Angeles, ayant grandi à New York, professeure dans plusieurs universités, auteure d’une douzaine de livres, elle aime pour se définir citer Rainer Maria Rilke, son poète préféré auquel elle a consacré un recueil [3]: «Je vis ma vie en cercles expansifs tracés au-dessus des choses [4]». Cette métaphore a d’ailleurs inspiré le titre de son autobiographie, Widening Circles (2000). Sa vision et son engagement sont le fruit de cinq cercles qui en réalité n’en font qu’un et dont elle a réalisé la synthèse.
Racines chrétiennes
Le premier cercle recouvre ses racines chrétiennes. Son grand-père était un pasteur presbytérien dans l’ouest de l’Etat de New York, où elle a passé enfant une bonne partie de ses vacances. «L’Eglise était une part constante et incontestée de mon éducation. […] A 16 ans, j’étais bien imprégnée de christianisme protestant [5]», écrit-elle. Joanna Macy a étudié les sciences bibliques au prestigieux Wellesley College, près de Boston. Durant ses études, elle a servi d’interprète à Albert Schweitzer, grand défenseur du «respect de la vie», lors de sa visite à New York.
Si elle a vécu Dieu comme une présence «chaude et enveloppante», immédiate et numineuse, pendant son enfance, la théologie universitaire – très démystifiante – va transformer cette présence en vide et la foi chrétienne en injonctions morales. Se sentant piégée dans une forme de «claustrophobie spirituelle», elle va voler vers d’autres horizons intellectuels et géographiques, puisqu’elle ira étudier en France. De ce bain chrétien de sa jeunesse, elle aura cependant retenu que l’être humain est sur la Terre pour des raisons qui dépassent largement ses ambitions individuelles.
Initiation bouddhiste
Le deuxième cercle est la découverte du bouddhisme à travers la rencontre avec des maîtres tibétains, en particulier Choegyal Rinpoche. Joanna Macy s’est initiée à la voie du Bouddha en travaillant avec des réfugiés tibétains en Inde, où – avec ses trois enfants – elle a rejoint son mari Francis Underhill Macy, nommé en 1964 directeur-adjoint du Peace Corps. Elle partira en retraite dans l’Himalaya et travaillera au Sri Lanka avec Sarvodaya Shramadana, un mouvement bouddhiste, non violent et engagé fondé par A. T. Ariyaratne, qui aide au développement de communautés rurales solidaires et durables sur les plans économique, social et écologique.
Le bouddhisme a appris à Joanna Macy la nécessité de regarder la souffrance en face. Plus encore, il lui a permis de développer des ressources intérieures pour l’assumer, vivre avec elle et la transformer en force de vie. Il l’a également ouverte à l’expérience de la compassion comme réponse organique à l’interdépendance de toutes choses, qui constitue la loi de la toile du vivant. Comme elle l’écrit, «le bodhisattva est l’incarnation de la compassion qui agit simplement et résolument au nom de tous les êtres, et qui se laisse vivifier – libérer en fait – par son interdépendance avec eux [6].»
Ainsi qu’elle le montre dans son ouvrage Mutual Causality in Buddhism and General Systems Theory (1991), la vision bouddhiste rejoint la théorie des systèmes. Selon elle, l’une des caractéristiques du bouddhisme est «la clarté et la sophistication qu’il apporte pour comprendre la dynamique du soi» comme partie intégrante d’un contexte écologique en évolution permanente. Il va cependant plus loin en dévoilant le caractère pathogène de toute réification du soi, lequel n’a aucune existence propre.
Théorie des systèmes
Le troisième cercle est sa formation universitaire. Joanna Macy a fait un doctorat en théorie générale des systèmes. Cela lui a donné des outils conceptuels forts pour une compréhension holistique et organique des problèmes de la planète. Elle été initiée à cette approche notamment par le philosophe Erwin Laszlo, qui l’a accompagnée dans son travail de doctorat, et par l’anthropologue Gregory Bateson dont elle a suivi un séminaire. En opérant un déplacement des parties vers le tout ainsi que des substances vers les processus et les interdépendances, en abolissant la séparation entre le sujet et l’objet, le soi et l’autre, la matière et l’esprit, la pensée et les émotions, en ouvrant l’identité humaine au vibrant univers dont elle est part et qui l’habite, la théorie des systèmes constitue, pour Joanna Macy, «la plus importante révolution cognitive de notre temps, de la physique à la psychologie». Elle montre que «nous tissons notre monde en une toile vivante qui forme notre demeure qu’il ne tient qu’à nous de perpétuer [7]».
Ecologie profonde
Cela nous conduit au quatrième cercle: l’écologie profonde, développée par le philosophe Arne Naess. Dans cette perspective, Joanna Macy va créer le «Conseil de tous les êtres» avec le défenseur australien de la forêt tropicale John Seed, rencontré en 1985. Il s’agit d’un rituel où les participants sont invités à déposer les masques de leur moi humain et souvent égocentré pour endosser l’identité d’un autre être de la nature, lui donner une voix et entrer en empathie avec lui. Une manière de rompre avec une posture anthropocentrique et de prendre conscience de l’unité ontologique de l’être humain avec la Terre et les espèces qui la peuplent. En 1993, Joanna Macy a publié avec John Seed et Arne Naess Thinking like a mountain, un recueil de textes, de formes de méditation et d’exercices pratiques pour susciter et étayer ces processus d’identification avec la nature.
Engagement militant
Les différentes dimensions du parcours de Joanna Macy ne restent pas un simple cheminement personnel. Elles s’incarnent dans des pratiques, un engagement citoyen et militant, en particulier pour la paix et l’écologie ainsi que contre le nucléaire. C’est le cinquième cercle. L’énergie atomique, qui repose sur la fission des particules d’uranium, constitue pour elle le symbole par excellence de la nature brisée et de la séparation de l’être humain avec la Terre. Les problèmes que le nucléaire peut générer – les déchets mais aussi des catastrophes comme celle de Tchernobyl en 1986, où elle a animé des ateliers avec les victimes – lui font prendre la mesure des sentiments de déni, d’impuissance et de désespoir qui peuvent exister face à la crise écologique (Despair and Personal Power in the Nuclear Age, 1983). Pour les assumer et les transformer, elle va développer des exercices et des rites sous le titre «Despair and Empowerment».
Joanna Macy a par ailleurs initié le Nuclear Guardianship Project. Lancé à Berkeley en 1989, il a pour but d’instaurer un système de surveillance citoyen et authentiquement responsable des déchets radioactifs. Ceux-ci devraient être non pas enterrés – au risque de contaminer la Terre –, mais entreposés si possible là où ils ont été produits, à la surface du sol de façon à pouvoir être sans cesse visibles et contrôlés de manière continue par les générations présentes et futures. En annexe de son autobiographie, Joanna Macy définit les «Dix principes d’une éthique de la surveillance nucléaire». Elle y souligne que chaque génération devrait «s’engager à préserver les fondations de la vie et du bien-être pour les générations suivantes. Produire et abandonner des substances qui dégradent les conditions d’existence des générations futures n’est moralement pas acceptable [8].» Une réflexion on ne peut plus actuelle à l’heure où l’atome revient en force comme source d’énergie face aux défis climatiques.
Le Travail qui relie
C’est riche de tous ces cercles que Joanna Macy va, à partir du milieu des années 1980, développer le Travail qui relie. Une approche puissante de transformation personnelle et collective pour contribuer au changement de cap. Celui-ci est pour Joanna Macy la seule histoire véritablement réaliste, car le «business as usual» – même amélioré par le développement durable – nous conduit inéluctablement dans le mur à plus ou moins long terme. «Le but essentiel du Travail qui relie est d’amener les gens à découvrir et à faire l’expérience de leurs connexions naturelles avec les êtres qui les entourent ainsi qu’avec la puissance systémique et autorégénératrice de la grande toile du vivant. Cela, afin qu’ils puissent trouver l’énergie et la motivation de jouer leur rôle dans la création d’une civilisation durable [9].»
Autrement dit, l’objectif est d’aider les personnes à éveiller et développer leurs ressources – intérieures et sociales – pour passer du déni de réalité à la conscience, de l’apathie au désir d’agir, de l’impuissance à l’empowerment, de la compétition à la coopération, du désespoir à la résilience, du moi égocentré et séparant au soi relié. Autant de conditions pour sortir de la dissociation entre le plan mental (la tête) et le plan émotionnel (cœur), cesser de fonctionner comme des «cerveaux sur des bâtons», et accéder par là-même à la connaissance de soi et à une vie authentique, Cette série de passages est le cœur de ce que Joanna Macy appelle l’«espérance active» ou «en mouvement», et qui constitue le titre d’un de ces ouvrages majeurs [10].
Une spirale dynamique
Le Travail qui relie se présente comme une spirale qui se déploie organiquement selon quatre temps: s’enraciner dans la gratitude, honorer sa peine pour le monde, changer de vision, aller de l’avant. Joanna Macy préfère parler d’une spirale plutôt que d’un cycle, car «chaque fois que nous passons par les quatre étapes, notre expérience est différente. Chaque élément nous reconnecte à notre monde, et chaque rencontre peut nous surprendre par ses perles cachées. […] Les quatre éléments se combinent pour former un tout qui est plus que la sommes des parties [11]».
L’engagement pour le changement de cap qui découle de la spirale, n’obéit pas à une obligation morale, mais à une nécessité intérieure. A l’instar des guerriers en lutte contre les forces obscures pour établir le royaume mythique de Shambala, ses moteurs intimes sont le désir profond, la sagesse et la compassion. Ces derniers naissent comme organiquement de notre unité ontologique et de notre interdépendance avec la toile du vivant. Nous sommes dans la conscience que ce que nous faisons aux autres et à la Terre, c’est à nous-mêmes que nous le faisons et inversement. Notre travail pour le monde ne doit «plus être vécu comme un exercice exigeant et intimidant de sacrifice de soi», mais comme le fruit d’un «flux toujours nouveau qui s’écoule à travers nous [12]». Nous participons d’une énergie collective et cosmique qui nous porte, nous donne le courage, la force et le désir créatif de continuer.
Concrètement, l’engagement responsable peut prendre différentes formes, aux plans individuel et collectif: des actions de résistance et de frein aux dégradations environnementales; la création d’alternatives; un travail de réflexion pour faire évoluer les visions du monde et les systèmes de valeurs; la transformation de nos modes de vie; un chemin spirituel et de conscience.
Espérance en mouvement
Les exercices de Travail qui relie sont décrits dans une forme de manuel [13] dont L’Espérance en mouvement [14]– traduction en français de Active Hope – est le complément indispensable. Cet ouvrage explicite et approfondit le sens du Travail qui relie, présente les tenants et aboutissants – écologiques, philosophiques, psychologiques, politiques et spirituels – des quatre étapes de la spirale, et offre des suggestions de mise en œuvre. Ces aspects pratiques à base de petits exercices montrent que l’action concrète est également source d’empowerment en accroissant la capacité des individus à dépasser le découragement et à offrir une contribution à la réduction de leur impact sur le monde ainsi qu’à sa réparation. L’Espérance en mouvement est également riche d’apports réflexifs fondamentaux pour une vision autre de la réalité et une nouvelle conscience, nourries par la convergence entre la théorie des systèmes, l’écologie profonde et la redécouverte des grandes sagesses de l’humanité – délestées de leurs aspects dogmatiques.
Adaptable à toutes sortes de contextes et publics, le Travail qui relie a rendu Joanna Macy célèbre à travers le monde. Ses méthodes ont été mises en pratique et développées dans de nombreuses structures. Des milliers de personnes, non seulement aux Etats-Unis mais sur tous les continents, ont participé à des sessions et rituels de Joanna Macy ou organisés par des associations qui diffusent son approche.
Des ateliers sont proposés régulièrement en France, en Belgique et en Suisse [15]. Ils rassemblent et font communier des personnes issues de traditions philosophiques, scientifiques et religieuses les plus diverses. Par son ouverture, sa malléabilité, son caractère transdisciplinaire, le Travail qui relie» possède une réelle dimension d’universalité et une forte capacité de mobilisation. «Quand les gens sont en mesure de dire la vérité sur ce qu’ils savent, voient et ressentent par rapport à ce qui se passe dans leur monde, une transformation se produit. Ils ont une volonté accrue d’agir et un regain d’appétit pour la vie [16].» Nombre des participants aux ateliers de Joanna Macy témoignent à quel point les exercices et les partages d’émotions les ont libérés, ont allumé en eux une étincelle d’espoir, révélé des forces insoupçonnées, suscité le désir de réponses créatives.
Michel Maxime Egger
Notes
Leslie E. Sponsel, L’écologie spirituelle, Lachapelle-sous-Aubenas, Hozhoni, 2017.
Joanna Macy, World as Lover, World as Self, Berkeley, Parallax Press, 2007, p. 185.
Anita Barrows et Joanna Macy, A Year with Rilke, San Francisco, HarperOne, 2009.
Rainer Maria Rilke, « Le Livre d’Heures », in : Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1997, p. 271.
Joanna Macy, Widening Circles, Gabriola Island, NewCatalyst Books, 2007, p. 34.
Ibid., p. 13.
Joanna Macy et Molly Young Brown, Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre, Gap, Le Souffle d’Or, 2008, p. 53.
Joanna Macy, Widening Circles, p. 282.
Joanna Macy et Chris Johnstone, Active Hope. How to Face the Mess We’re in without Going Crazy, Novato, California, New World Library, 2012.
Ibid., p. 40.
Joanna Macy, préface de Katrina Shields, In the Tiger’s Mouth: An Empowerment Guide for Social Action, Philadelphie, New Society, 1994, p. XI.
Joanna Macy et Molly Young Brown, Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre. Revenir à la vie, Gap, Le Souffle d’Or, 2021.
Joanna Macy et Chris Johnstone, L’espérance en mouvement, avec une préface de Michel Maxime Egger, traduction en français de Claire Carré et Françoise Ferrand dans le cadre de l’association Roseaux Dansants, Genève, Labor et Fides, 2018.
Un site recense les propositions dans le monde francophone. Voir également l'association Terr'Eveille.
Joanna Macy et Chris Johnstone, L’espérance en mouvement, op. cit., p. 105-106.